La riche histoire du Château de Bel-Air de Suresnes (racontée dans le Suresnes Mag de mars) a connu un tournant en 1874 lorsque l’édifice et son parc ont été vendus. Sa deuxième vie va durer jusqu’en 1973. C’est avec une annonce parue le 9 juin 1874 dans Le Figaro que va basculer le destin du Château de Bel-Air. Libellée très sobrement « A vendre le château de Suresnes situé sur la rive gauche de la Seine. Contenance 7 hectares. S’adresser sur les lieux. », elle s’accompagne de la vente d’un « riche mobilier moderne », selon la presse de l’époque, qui s’effectue séparément.
Au mois de décembre, au Palais de justice de Paris, la vente est finalisée pour une somme de 250 000 francs. Messieurs Gustave Bouchereau, Gustave Lolliot et Valentin Magnan deviennent les propriétaires de Bel-Air. En ces premières années de la Troisième République, on aurait pu s’attendre à un acquéreur de type grand bourgeois, industriel, voire un ex-prince de la nuit parisienne venu chercher le calme à Suresnes. Il n’en est rien : le trio d’acheteurs appartient à la médecine et il a un autre projet en tête.
L’ère des aliénistes
Le 14 janvier 1875 une maison de santé privée ouvre ses portes dans les murs et jardin de l’ancienne villégiature suresnoise. Elle est destinée à accueillir les « convalescents, nerveux, fatigués, excités, neurasthéniques et autres intoxiqués » selon le très sérieux « Annuaire- almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration » de 1876.
Nous sommes dans l’ère de la science du traitement de l’aliénation mentale, discipline complexe et balbutiante. Car jusque-là, en cette seconde partie du XIXe siècle scientiste et positiviste, les malades mentaux étaient vus comme des fous que l’on enfermait en prenant bien soin de jeter la clé. La « folie », rebaptisée plus justement « aliénation mentale » au XIXe siècle, avait donné lieu aux interprétations les plus en phase avec les connaissances des diverses époques.
Le sujet fut assez vite évacué lorsque médecine et hommes d’église se mêlaient. D’un péremptoire « c’est l’œuvre du diable, il est possédé », on évacuait le problème. Selon la catégorie sociale, le « dément » était « un original » ou « le simplet du village », un « fou à lier » ou « quelqu’un qui a des manies ». Celui qui était à la fois atteint et pauvre se retrouvait au mieux pris en charge par un ordre caritatif, au pire à l’asile public, jusqu’à la loi de 1838 portant ordonnance des aliénés et de leurs conditions d’internement.
Les aliénistes font leur apparition au XIXe siècle et tentent de briser le tabou de la folie. Les antidépresseurs, psychotropes, calmants et autre chimie médicamenteuse, ne sont pas encore de mise. L’hydrothérapie, et plus tard la funeste vague des électrochocs, font partie de l’éventail des méthodes employées.
Cadre idyllique et thérapies médicalisées
Mais revenons à Suresnes. Bel-Air est une maison de santé privée, qui a vocation à accueillir du « beau monde », des patients qui ont les moyens, ou en tous cas dont la famille peut régler des frais de séjours conséquents. Ces maisons de santé privées sont accusées de ne pas être très sérieuses.
Pire, on soupçonne leurs propriétaires d’accepter des malades sains d’esprit que leurs familles souhaitent effacer du paysage, souvent pour des questions de gros sous. Ces établissements « font surtout la fortune de ceux qui les dirigent » tonne le parlementaire Tuck lors d’une intervention au Sénat.
Mais les fondateurs de la maison de santé de Suresnes, tous médecins, n’ont d’autre ambition que d’exercer leur profession de manière indépendante. Le psychiatre Valentin Magnan en particulier est, en parallèle de son activité à Suresnes, responsable des admissions à l’hôpital public Sainte-Anne de Paris.
C’est un professionnel scrupuleux qui prône des thérapies médicalisées. La maison de santé suresnoise a pour vocation d’accueillir aussi bien des « aliénés » que des patients qui ne le sont pas, des gens qui ont besoin de repos et de soins avant de ressortir. Elle offre un cadre idyllique, avec son vaste parc, sa ferme et son potager qui permettaient un approvisionnement quotidien.
Les journées sont rythmées par les repas, les soins, notamment de l’hydrothérapie. Les malades sont répartis dans des pavillons et le personnel est nombreux, environ 35 personnes pour un maximum de 60 internés. Dans les années 1920, Bel-Air est modernisé, agrandi et devient un cocon pour les malades avec ses petits appartements, ses installations tout confort. Les thérapies évoluent, la chimie fait son apparition, la psychiatrie est en plein développement.
Durant 99 ans, de 1874 à 1973, Bel-Air traverse son temps, sans anicroches. Mais en 1969 ce sont les travaux publics qui signent l’arrêt de mort de la maison de santé. L’enquête d’utilité publique de cette année-là prévoit la construction d’une école, d’un parc et d’un collège, l’élargissement de la route départementale 7 qui longe le château est au programme.
Cela signifie l’expropriation et la fin du château. Petit à petit les lieux se vident, le château n’est plus qu’une bâtisse livrée aux pillards et aux squatteurs. Les engins de démolition termineront le travail et l’on ne peut aujourd’hui, en flânant dans le Parc du château, que convoquer les âmes des aliénés.