Une ville haute en couleurs

décembre 2018

Avant l’automobile, l’essor de la teinturerie a fait basculer Suresnes dans l’ère industrielle

Matthieu Frachon

La révolution industrielle a nécessité quelques ingrédients pour s’implanter. Le plus important fut l’eau. Ce qui tombe bien, à Suresnes de l’eau, il y en a. Il est difficile dans notre temps moderne, fait d’acier, de verre et de béton, d’imaginer la transformationsubie par Suresnes au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est un petit village où la vie paysanne et notamment vinicole règne en maître. Suresnes est isolée de Paris, elle vit au rythme de l’eau et de la terre. Mais une industrie va changer le cours des choses : la teinturerie.


C’est un dénommé Rouques qui sollicita du Préfet l’autorisation d’installer une machine à vapeur à Suresnes pour son entreprise. Choix judicieux car s’il est bien connu que c’est le piston qui fait marcher la machine, c’est l’eau qui actionne la chaudière à basse pression. Le bord de Seine suresnois se révèle le lieu ad hoc pour les établissements Rouques. Ce Monsieur Rouques n’est pas seulement un industriel avisé, c’est un inventeur qui découvre le principe de la teinturerie « en pièces » : les vêtements ou tissus peuvent être teints « par pièces » avant d’être assemblés. L’usine Rouques puise dans la Seine l’eau pour alimenter ses bacs et faire fonctionner ses machines qui développent la puissance énorme de 600 chevaux/vapeur. La qualité de l’eau de Suresnes se montrait parfaite pour les opérations de dégorgeage, première étape de nettoyage du processus.

Rouques est la pierre angulaire d’une industrie qui va croître et prospérer avant de s’éteindre. En 1843, il vend son entreprise à Terrier qui s’associe avec Bernadotte en 1852. Ce fut alors le temps de l’essor. L’usine fait vivre de nombreux commerces, favorise le transport à cheval des pièces vers Paris, Suresnes s’étend, grandit et passe du cycle paysan au cycle industriel. Bernadotte n’est pas n’importe qui : c’est le petit cousin du roi de Suède ! Il rêve d’inviter son royal parent à Suresnes. Or l’exposition universelle de 1867 approche et le roi y sera convié.

La teinturerie est une entreprise florissante. Grâce à son avance en matière de couleurs, la France exporte massivement ses tissus vers l’Angleterre et les États-Unis, le bassin parisien profite de cette manne.

Bernadotte fait construire une fontaine rue du bac, la première bouche d’eau de la ville. La rue est même rebaptisée « rue du roi de Suède ». Hélas, le monarque snobe son cousin et ne vient pas… Et la rue retrouve son nom original. La teinturerie est une entreprise florissante. Grâce à son avance en matière de couleurs, la France exporte massivement ses tissus vers l’Angleterre et les États-Unis, le bassin parisien profite de cette manne. L’enseigne des Établissements Bernadotte se pose en mouton à cinq pattes, l’usine se vantant de pouvoir réaliser l’impossible.

Quant à l’exposition de 1867 elle ne fut pas uniquement le théâtre d’un royal « lapin », mais elle fit aussi monter les prix. Les ouvriers de l’usine se mirent en grève et reçurent un soutien inattendu : celui d’un de leurs patrons !
Jacques Meillassoux, associé de Bernadotte, lui-même ancien ouvrier, appuie les revendications et se met en grève ! La rupture entre les deux hommes est inévitable.
Meillassoux rejoint les teintureries de Roubaix qui petit à petit supplantent l’industrie suresnoise. Il reste du sieur Meillassoux une belle propriété qui abrite aujourd’hui les services municipaux, elle se nomme « château de la grêve » (ndlr : aujourd’hui surnommé « le petit château », il abrite la Maison pour la vie citoyenne et l’accès au droit, rue Merlin de Thionville).

L’industrie teinturière résiste avec la teinturerie Guillaumet et Cie qui perdure jusque dans les années 1960, occupant le lieu où se déroulèrent en 1593 les les fameuses
« conférences de Suresnes » (négociations entre catholiques et protestants pour mettre fin aux guerres de religions).

Un autre nom vient s’ajouter, celui de Gondolo, un savoyard qui imagina implanter le pendant naturel de la teinturerie, une usine de colorant. L’entreprise devint ensuite les établissements Sordes & Huillard. Edmond Sordes, malade, dut vendre la société à une entreprise havraise qui la céda en 1914 à un consortium lillois.
Le Nord ayant mis la main sur la filière textile, les cheminées des teintureries suresnoises cessèrent de fumer. Mais elles avaient été supplantées depuis quelques années par une autre révolution, un nouveau bastion à Suresnes : l’automobile !

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5 août 1905

Le jour où…

Suresnes initia le premier jumelage.

Alphonse Huillard, industriel associé à Edmond Sordes dans le domaine de la teinturerie, fut maire de Suresnes en 1904 et 1905 (il dut démissionner pour raisons de santé). Marié à une Anglaise, il accueillit avec joie l’Entente cordiale qui rapprochait enfin les meilleurs ennemis du monde : la perfide Albion et l’orgueilleuse France. L’Angleterre n’étant plus une île politique, pourquoi deux communes ne s’échangeraient elles pas visites et amitiés ? Aussitôt dit aussitôt fait : le 5 août 1905 une trentaine d’ouvriers de la ville de Keighley, vint rencontrer leurs homologues de Suresnes et de Puteaux.

Dans son ouvrage « War and World Government » paru en 1915, Frank Crane rapporte :

« À force de gestes et d’onomatopées, ils se firent comprendre. Ils passèrent un très agréable moment et rentrèrent chez eux enthousiastes.
En septembre suivant, 30 travailleurs français se rendirent à Keighley. Ainsi naquit la tradition. Chaque année, les Anglais et les Français se voyaient. Au début, seuls les hommes faisaient le voyage ; puis ils commencèrent à emmener leurs épouses et à la fin les enfants eux-mêmes participaient à des échanges. Les petits Anglais vinrent à Suresnes-Puteaux pour apprendre le français et les petits Français allèrent à Keighley pour apprendre l’anglais. Ils échangèrent des cadeaux à ces occasions. Suresnes et Puteaux envoyèrent à Keighley une oeuvre artistique et Keighley répondit avec une coupe de l’amitié.
Quand il y eut des crues et que les rues de Suresnes et de Puteaux furent inondées, les travailleurs de Keighley récoltèrent environ un millier de dollars pour leurs « frères ». Les liens de l’amitié étaient scellés.»

Seule la guerre de 1914 interrompit ce qui est considéré comme le premier jumelage de l’histoire Franco-anglaise.

 

Zoom sur:

1799 : La citoyenne Bonaparte se soigne au raisin à Suresnes

 

 

En l’an 7 de la République, soit en 1799, Joséphine de Beauharnais, épouse Bonaparte, se rendait à Suresnes pour soigner ses rhumatismes. Ce n’était pas en prenant les eaux mais en s’immergeant dans du raisin en pleine fermentation. Une pratique inventée par le Docteur Sue, grand-père de l’auteur des « Mystères de Paris », Eugène Sue. La thérapie par la vigne ne date pas d’aujourd’hui !

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