Cela a dû se passer ainsi : le bruit rageur d’un bicylindre qui se fait entendre, un side-car apparaît au bout de la rue du Bac. L’homme casqué qui le conduit porte l’aigle du Reich sur sa tenue. Nous sommes le 24 juin, il est 9 h 30, le premier soldat allemand entre dans Suresnes.
C’est une ville bien vide qui attend l’occupant. Le bombardement du 3 juin a hâté l’exode. De nombreuses familles suresnoises ont rassemblé quelques affaires et se sont lancées sur les routes, à vélo, en voiture, à moto, à pied… La plupart commence à rentrer, le conquérant, le vainqueur est là.
Suresnes intéresse les troupes allemandes à plusieurs titres : c’est un des accès de Paris, il y a des usines, et une place militaire très intéressante, la forteresse du Mont-Valérien. C’est d’ailleurs sans surprise que le soir même du 24 juin, les Allemands forcent les portes des maisons situées autour de la forteresse pour les fouiller, et les occuper. L’administration du Reich se met en place.
La France est occupée, certes, mais toute l’ambiguïté du régime de Vichy réside dans le fait de conserver l’appareil d’État, fait unique en Europe.
La Kommandantur s’installe rue Pierre Dupont
Le 21 juillet, les troupes d’occupation s’installent, les panneaux routiers en allemand fleurissent, la Kommandantur occupe le 31 de la rue Pierre Dupont sous la direction du Hauptmann (capitaine) von Furstemberg, un Prussien pur jus. Cette Kommandantur s’occupe des affaires locales, des relations avec la municipalité, c’est Courbevoie qui a la main sur les affaires importantes.
Dans les premiers jours de l’Occupation les soldats investissent le Mont-Valérien, la fondation Foch est réquisitionnée. Un colonel fait irruption dans les bureaux d’Air France, rue de Nanterre, il se dirige sans hésiter vers un classeur et consulte les plans de certaines lignes aériennes. L’officier n’a pas besoin de guide, il travaillait au sein de la compagnie aérienne avant la guerre.
Certains Allemands cherchent d’autres prises de guerre. Ainsi, raconte Édouard Duval, dont les mémoires constituent un témoignage de cette époque, un officier vient le 27 juin 1940 lui demander des nouvelles de « Valérie ». Il ne s’agit pas d’une « jolie Mademoiselle », mais d’un canon, une pièce historique qui tonna depuis le Mont-Valérien durant la guerre de 1870 et que les Allemands veulent ramener à Berlin comme prise de guerre. « La Valérie », déjà emportée en Allemagne en 1871, connut son deuxième exil.
Barrages au pont de Suresnes
Petit à petit, Suresnes prend la couleur de l’Occupation : les tickets jaunes de rationnement font leur apparition en octobre, la façade blanche de la Fondation Foch est repeinte en kaki, les uniformes vert-de-gris sillonnent la ville. Les Ausweis (laisser-passer) sont contrôlés au vieux pont de Suresnes défendu par deux barrages à l’entrée et à la sortie.
Comme partout, l’essence est rare, rationnée, les Suresnois remisent leurs automobiles et ressortent le vélo, la charrette attelée. Les rues revoient passer des chevaux en nombre, on sent de nouveau le crottin. Les habitants vont chercher, parfois au prix fort, de quoi améliorer l’ordinaire dans les fermes des alentours.
L’Occupation, c’est la revanche du campagnard qui mange tandis que le citadin a faim. Le soldat allemand s’installe dans le paysage, il va et vient, réquisitionne des logements, achète des parfums et des articles « parisiens » au prix fort. Il est « correct », selon les consignes qu’il a reçues.
À la fin de cette année 1940, des prisonniers de guerre sont libérés et rentrent à Suresnes. Ce sont les pères de familles nombreuses et les anciens combattants de 14-18. On se prend à espérer le retour des autres, en vain. Ils ne reviendront qu’à la fin de la guerre, et même après. A partir de 1941, à quelques encablures de la ville, on entend l’écho d’une fusillade au petit matin. Cela vient du Mont-Valérien. Les Allemands ont choisi la forteresse comme lieu d’exécution de ceux que leur propagande nomme des « terroristes ».
Les usines produisent pour la Luftwaffe
Dans les usines de Suresnes, la vie a repris, la production a été relancée, mais ce sont les Allemands qui dirigent, et c’est pour la Luftwaffe qu’on y travaille. Des anciens établissements Blériot, il ne sort plus que des pièces pour le bombardier Junker 52. Chez Morane Saulnier, on fabrique des Fieseler-Torch petit appareil d’observation à décollage ultra court.
La propagande s’affiche. Fin 1942, l’on vante la relève, le futur Service du travail obligatoire (STO) : pour trois ouvriers qui partent travailler en Allemagne, un prisonnier est libéré. A Suresnes c’est le centre des jeunes mécaniciens du quai de Puteaux qui fait office de lieu de formation pour de jeunes spécialistes.
Les hivers de la guerre comptent parmi les plus rigoureux : la Seine gèle, le charbon manque.
Le journal collaborationniste « Le Petit Parisien » décrit « aux accents d’une chanson de marche, un groupe de jeunes apprentis en colonnes par trois, blousons et pantalons noirs, quitte l’usine ». Le quotidien exalte «la discipline librement consentie, l’esprit de solidarité et le sentiment du devoir.» Ils ne sont qu’une poignée à donner dans ce marché de dupes. Bientôt cette relève deviendra obligation, ce sera le STO qui va pousser la jeunesse vers les maquis.
Comme si l’occupation ne suffisait pas, les hivers de la guerre comptent parmi les plus rigoureux : la Seine gèle, le charbon manque. On s’organise : l’association « Solidarité suresnoise » tente de pallier l’absence de tout en distribuant des denrées, mais bientôt elle n’a plus rien à donner. En 1944, la ration hebdomadaire de viande est de 90 gr par semaine.
Les 20 août 1944, les Allemands de Suresnes quittent la cité et se réfugient a la forteresse du Mont-Valérien. Le 25 août, les premiers soldats américains pénètrent dans la ville. Le 26, la garnison du Fort se rend. Suresnes n’est plus occupée.