Aurait-on pu ériger une pierre tombale, graver une épitaphe à l’entrée du parc du château et y inscrire ces quelques mots : « ci-gît le château de Bel-Air, né petite demeure en 1630, porté à terre en 1975 » ? Et pourquoi pas, tant l’histoire de cette bâtisse a traversé le temps et connu d’aléas.
Vers 1630 (l’année est approximative) un dénommé Fauvet ou Fauvette acquiert un terrain situé au lieu-dit « la Saussaye », à la croisée du chemin des meuniers qui relie Suresnes à Saint-Cloud et d’un sentier qui mène à la Seine. Ce monsieur est un riche bourgeois, un des 25 marchands de vin « privilégiés », c’est à dire fournisseur de la cour Royale. Il y fait bâtir une maison toute simple mais qui est bien au-dessus des standards de Suresnes en ce temps-là. Atteint de frénésie immobilière, il achète plusieurs parcelles, étend son domaine et agrandit la demeure.
A sa mort en 1650, sa seule héritière est sa sœur Nicole qui s’empresse de vendre toutes les possessions fraternelles. C’est alors que démarre une grande partie de Monopoly où il n’y aurait qu’une unique case « propriété à Suresnes » : pas moins de 126 propriétaires se succèdent entre 1650 et 1874 au gré des 45 ventes successives. Dans les premiers temps, les acquéreurs appartiennent à la maison du Roi, citons le chef de la Fruiterie de Louis XIV, un commissaire ordinaire aux guerres, un procureur du Châtelet…
Un pavillon recouvert d’un toit d’ardoises
Selon la description des divers actes notariés, la propriété consiste en un pavillon recouvert d’un toit d’ardoises, une cour, des bâtiments annexes, des vignes et terres. Mais l’Histoire est en marche, les classes sociales évoluent, les propriétaires aussi.
Le grand bourgeois aux portes de la petite noblesse cède la place au commerçant enrichi. Les noms changent aussi : en 1686, sur un contrat la maison de la Saussaye est renommée « propriété de Belair (sic) ». Les divers propriétaires ajoutent des bâtiments, un étage, transforment la voie d’accès en cour d’honneur.
L’Histoire reprend son mouvement de balancier et un noble prend la main, le marquis de Jumilhac en 1759. Petit à petit « Bel-Air » s’embellit et prend des allures de petit château avec son pavillon d’été et son perron. Un autre marquis rachète la propriété, puis un comte, et enfin un bourgeois épris d’idées nouvelles, Etienne Clavière.
La Révolution passe par là, le couple propriétaire se suicide en 1793 et l’Etat jacobin récupère ce que l’on nomme déjà le château Bel-Air qui est adjugé à un banquier. La Révolution s’achève, vient le Directoire et ses cinq directeurs.
C’est l’un d’entre eux et pas des moindres, Paul Barras, vicomte devenu révolutionnaire, qui rachète en 1796 les lieux où, selon certaines sources, il aurait reçu Bonaparte.
Ce grand amateur de femmes, y a-t-il emmené Joséphine de Beauharnais, la future impératrice, à Suresnes avant de lui présenter le fringant général ? L’Histoire ne le dit pas et le séjour de Barras fut bref puisqu’il revend le château Bel-Air en 1797 aux frères Chevalier.
Orangerie
En 1803, c’est la princesse de Vaudemont qui rachète et se met aussitôt à l’ouvrage : elle fait construire l’orangerie, une serre, la maison du gardien et réaménage le parc « à l’Anglaise ». En 1834, le banquier Welles se porte acquéreur et rebâtit une dépendance, « la maison du potager ».
Il reste dix ans au château avant de le céder en 1844 à LouisMarie Chabrier, un personnage digne d’un roman de Balzac. Chabrier est un « lampiste », un auvergnat monté à Paris et qui a fait fortune dans l’éclairage public. Il est le propriétaire du théâtre des Variétés où sera créée « La Belle Hélène » de Jacques Offenbach. Chabrier est l’arrière-grand père d’un certain Gaston Gallimard, fondateur des éditions du même nom.
Annonce dans Le Figaro
A sa mort en 1864, sa veuve hérite du château qu’elle met en vente dix ans plus tard par le moyen d’une annonce parue dans le Figaro : « A vendre le château de Suresnes situé sur la rive gauche de la Seine. Contenance 7 hectares. S’adresser sur les lieux. »
Le 23 novembre 1874, Gustave Bouchereau, Gustave Lolliot et Valentin Magnan deviennent propriétaires du Château de Suresnes. Ils vont le transformer en Maison de santé privée. La plus célèbre des internées fut la propre fille de Victor Hugo, Adèle, qui y passa ses 43 dernières années après avoir été admise pour « érotomanie ».
La longue histoire de la Maison de santé de Suresnes mérite cependant un article dédié, et nous y reviendrons le mois prochain. Après presque cent ans de stabilité dans son usage et sa propriété, la clinique du Château Bel-Air cesse son activité en 1973. Deux ans plus tard, elle est démolie et transformée en parc.
En guise de conclusion, notons que cette belle demeure n’a eu de château que le nom. C’était la plus ancienne construction aristocratique de la ville, mais son aspect extérieur n’en a jamais fait un véritable château. En revanche, son histoire, que nous vous avons contée, méritait le détour.
Réalisé avec le concours de la Société d’histoire de Suresnes.
Suite de l’histoire du château dans le Suresnes mag d’avril