Aller d’un point A à un point B nous paraît si évident que nous ne mesurons pas toujours la grande aventure que représenta longtemps le moindre voyage. Au 19e siècle encore, se rendre de Paris à Versailles en passant par Suresnes était tout sauf banal. Et puis vint le train !
Jusqu’alors on pouvait naître, vivre et mourir à Suresnes sans jamais avoir dépassé les limites du canton. Les 12 kilomètres qui séparent le petit bourg de Paris se font au début du 19e siècle en omnibus, une sorte de diligence en moins exotique. Affirmons-le franchement, selon les chroniqueurs de l’époque c’était une patache épouvantable, inconfortable, mais pas chère.
Mais voici le siècle de la vapeur ! Le chemin de fer est né et il va tout bouleverser. L’Ardéchois Marc Seguin a inventé la chaudière tubulaire qui multiplie par 6 la vitesse des poussives locomotives britanniques.
Une pétition adressée au roi
En 1836, les rails en sont jetés, il va y avoir une ligne Paris-Versailles et elle va passer par Suresnes.
Comme à chaque bouleversement, on récolte un lot de sceptiques et de cassandres. Ainsi on s’alarme de cette nouvelle gare dénommée Saint-Lazare car au moins l’omnibus amène les Suresnois au centre de Paris, et non sur le site excentré d’une ancienne léproserie*. A l’annonce du projet en 1835, une pétition est même adressée au roi Louis-Philippe, avec moult doléances. En première ligne, les vigneron s’opposent au tracé : celui-ci coupe certains accès, démembre des parcelles, exproprie des exploitants…
Tout est discutable et discuté, la largeur des voies, le passage de la ligne, le drainage. La commune va être coupée en deux par le train, c’est la lutte entre la terre et la banque car la compagnie de chemin de fer est aux mains des banquiers. Rothschild en est un des actionnaires et Émile Pereire la dirige.
Ces capitaines d’une industrie en devenir remodèlent un coin rural, le font entrer dans la révolution industrielle, mais les exploitants ne veulent pas être spoliés. La construction d’un pont sur la Seine est aussi réclamée comme compensation, pour préserver l’économie locale.
« Le 4 aout 1839, le premier train relie la capitale à Suresnes. Mais l’affaire n’est pas réglée pour autant et quelques « sabotages » se produisent.
Tout cela ne peut qu’aboutir au tribunal et après de multiples tractations la ligne Paris-Versailles se construit. Tout ne se passe pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les ouvriers et les vignerons s’opposent, on est à la limite du coup de poing.
Mais, le 4 aout 1839, le premier train s’élance et relie la capitale à Suresnes. L’affaire n’est pas réglée pour autant. Quelques « sabotages » se produisent : un charretier accroche une pile du pont et vole des pavés, la compagnie renâcle à effectuer certains travaux. Mais le progrès est en marche et rien ne semble pouvoir l’arrêter.
Car c’est bien là que le bât blesse. Les Suresnois ruraux se moquent bien du train. Il ne transporte que des bourgeois désireux d’aller prendre l’air de la campagne, le rural s’en moque. Et Suresnes est encore un village. Les voyageurs s’esbaudissent, se grisent de vitesse, le convoi atteint les 60 km/h. Les sensations sont démultipliées par le fait que les voitures sont découvertes, on voyage au grand air, fumée et poussière de charbon au programme. Quelle aventure ! Mais le Suresnois se gausse, il est né ici, il vit ici, comme son père et son grand-père, peu lui importe l’irruption de cette invention bruyante qui coupe les cultures, démembre les vignes et n’apporte rien de bon.
Suresnes à moins de trente minutes de Paris
C’est pourtant une révolution, une vraie, celle qui met Suresnes à moins de trente minutes de Paris en 1865. Le Second Empire s’élance sur les rails de la modernité. La banlieue n’est plus cet endroit banni des lieux, elle devient attractive, endroit de villégiature, la campagne à deux pas de Paris. Les wagons découverts ont disparu, on ne respire plus la fumée, le train emmène les parieurs à Longchamp, les amateurs de canotages à Suresnes, les danseurs dans les guinguettes. Le Parisien s’offre une maison à la campagne, un refuge avec jardin près de la gare de Suresnes.
Les temps changent et Suresnes devient un lieu attractif. En ce temps-là, on ne parle pas de pression immobilière, mais déjà la ferme s’efface et la maison de campagne s’affirme.
Le vigneron cède la place au commerçant, le bourgeois remplace l’agriculteur et toute la cité s’en trouve chamboulée. Le cadastre en est bouleversé. Dès 1840, il faut agrandir les voies, remodeler les accès, ouvrir de nouvelles artères. Ce n’est pas un hasard si en 1850 les terrains du mont Valérien sont attribués à Suresnes. La ville devient lumineuse en 1844 et voit naître un éclairage public que bien des quartiers de Paris ne connaissent pas encore.
Le Paris-Versailles n’est pas seulement une aventure, un nouvel avatar, il signe l’entrée de Suresnes dans un monde nouveau. Le terrain à bâtir devient prédominant, le Suresnois « de souche » s’efface, le temps s’accélère. L’usine s’installe, le commerce local se développe, le 20e siècle arrive.
Surenes n’est plus ce faubourg languissant de Paris, cet endroit où le temps est long et la ville si loin. Louis-Ferdinand Céline disait de la banlieue qu’elle est le lieu où «l’on s’essuie les pieds avant d’entrer dans Paris ». Suresnes est entrée dans Paris en train, elle vit sa mutation ferroviaire, grandit et devient une ville.
Le Paris-Versailles ne la met plus « hors les murs », il la pousse à grandir. Saint-Lazare, terminus, tout le monde descend !
*D’où son nom de Saint-Lazare, lépreux revenu des morts par la grâce du Christ