Honoré d’Estienne d’Orves est entré dans la lumière

août 2021

Fusillé au Mont-Valérien, l’officier de marine, monarchiste et catholique mais avant tout patriote, avait refusé la défaite et rejoint de Gaulle à Londres avant d’organiser en France un des premiers réseaux de la résistance française. Quatre-vingts ans après son martyr, Suresnes rend hommage à celui qui incarne une des figures héroïques les plus inspirantes de la France libre.

Textes : Matthieu Frachon

Photos : Musee de l’Ordre de la Liberation et Les amis de Franz Stock

Le 29 août 1941, le capitaine de Corvette (1) Honoré d’Estienne d’Orves est fusillé par les Allemands au Mont-Valérien. Un homme s’effondre, mais un symbole naît, celui de la résistance. Ce jour-là, le bruit de la salve du peloton n’est pas que le glas annonçant que des hommes ont pris la vie d’autres hommes. Il signe l’entrée dans la postérité d’un officier de marine qui a refusé la défaite, qui ne s’est pas rendu.

Depuis 80 ans, l’âme d’Honoré d’Estienne d’Orves incarne cet esprit, c’est pour cela que Suresnes, lieu de son martyr, se devait d’honorer sa mémoire. A l’occasion des 80 ans de son exécution, la Ville souhaitait poursuivre l’hommage à l’officier de marine et résistant entamé en donnant son nom, en 1995, à une rue de Suresnes puis, en 2011 à une nouvelle école élémentaire.

Elle le fera en s’associant à l’hommage qui lui sera rendu en septembre, dans la foulée de la commémoration de la libération de Suresnes, par le Mémorial du Mont-Valérien et le ministère des Armées, et, dès ce numéro spécial, en lui consacrant ces pages.

Premier fusillé de la France libre

Car résister, qu’est-ce que c’est ? Au fond là est la seule question, qu’est-ce que dire non ? Étudier l’histoire de la résistance de juin 1940, à la libération, c’est être pris de vertige. Car cette fameuse « armée des ombres » (2) est composée d’une mosaïque de personnalités. Il y a ceux qui, comme d’Estienne d’Orves dès septembre 1940, furent les premiers à rejoindre le Général de Gaulle à Londres. Ceux de l’intérieur, rares, qui ont décidé de saboter, de renseigner, de désobéir. Certains venaient des mouvements royalistes et pourtant se sont levés pour défendre la République car c’est avant tout la France qui était à terre. D’autres n’ont pas attendu que l’URSS soit attaquée par les troupes d’Hitler pour faire de la lutte contre le fascisme un acte au-delà des slogans.

D’Estienne d’Orves est le premier fusillé de la France libre, il est celui qui démontre que Londres a eu ses martyrs. La propagande de Vichy ne cessait de dénoncer les « lâches », les « planqués » qui avaient gagné la capitale anglaise. L’Etat Français, ce simulacre qui avait chassé la République, les avait condamnés à mort, avait déclaré « l’indignité nationale ».

« Celui qui croyait au ciel »

Mais lorsque les Français libres sont tombés dans les combats de Libye, Radio-Paris s’est tue. Quand d’Estienne d’Orves est fusillé, il n’est plus question de traître. C’est cet homme si emblématique qui a été assassiné sous le couvert d’une justice d’occupation. Un officier de l’armée française vaincue, qui avait résolu de combattre encore. Un chrétien qui était convaincu que le mal était face à lui.

Son combat aurait pu se dérouler sur les mers, sur un navire des Forces Françaises Navales Libres, mais c’est en France qu’il avait voulu revenir pour le mener, en assurant une mission de renseignement périlleuse en y fondant le réseau « Nemrod ».

Tout est inspirant, matière à réflexion, dans la vie de cet homme, à qui le poète Louis Aragon avait rendu hommage dès 1943, en consacrant à l’officier monarchiste et au communiste Gabriel Péri son poème « La rose et le réséda » qui célèbre dans des vers passés à la postérité le combat commun de « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas ».

Flamme intérieure

La chute d’Honoré d’Estienne d’Orves, son arrestation provoquée par un traître, un agent double, elle nous jette crûment cette question en pleine figure, comme une gifle : aurions-nous été salaud ou héros ? C’est le propre des périodes troublées, elles révèlent le pire et le meilleur.

Face à la figure d’Estienne d’Orves, il y a aussi celle d’Alfred Gaessler, celui qui l’a livré aux Allemands. Le martyr de l’officier renforce aussi la dimension du Mont-Valérien, sa symbolique tragique et sa place essentielle dans la mémoire nationale.

Depuis Suresnes, il suffit de lever la tête et de se dire qu’il y a 80 ans, au petit matin, on aurait entendu une fusillade. Se souvenir, c’est faire vivre celui qui n’est plus là. Celui qui, la veille de sa mort, écrivait « Je ne désire que la paix dans la grandeur retrouvée de la France. Dites bien à tous que je meurs pour elle, pour sa liberté entière, et que j’espère que mon sacrifice lui servira ». Celui dont la flamme intérieure, celle de la résistance, doit continuer de nous inspirer.

1Grade spécifique à la marine équivalant au grade de Commandant dans les autres armes. Honoré d’Estienne d’Orves sera fait Capitaine de Frégate (Lieutenant-Colonel) à titre posthume.

2 Titre du roman de Joseph Kessel sur la résistance paru en 1943 à Alger.

Une biographie d’Honoré d’Estienne d’Orves peut aussi être consultée sur le site du Musée de l’Ordre de la Libération www.ordredelaliberation.fr/fr/compagnonshonore-estienne-dorves-d

Itinéraire d’un héros français

  • 5 juin 1901 Naissance à Verrières-le-Buisson (Essonne)
  •  1921 Entrée à l’Ecole Polytechnique
  •  1929 Epouse Éliane de Lorgeril
  •  1930 Promu Lieutenant de vaisseau en 1930.
  •  Décembre 1939 Officier d’ordonnance à bord du croiseur Duquesne
  •  Juillet 1940 Tente de rejoindre le général Legentilhomme, commandant des troupes de la Côte française des Somalis
  •  27 septembre 1940 Rejoint le général de Gaulle à Londres
  •  21 décembre 1940 Embarque à destination de Plogoff pour coordonner le réseau Nemrod
  •  Décembre-janvier 1940 Basé à Nantes, il transmet des renseignements sur les défenses côtières allemandes, les sous-marins, les aérodromes et les dépôts d’essence
  • 6 au 19 janvier 1941 Séjour à Paris pour monter un réseau de renseignement
  • 22 janvier 1941 Arrestation à Nantes. Après avoir résisté, le visage en sang il est conduit à Angers
  • 13 mai 1941 Début à Paris du procès des membres du réseau Nemrod
  • 23 mai 1941 Condamné à mort avec huit de ses camarades et transféré à Fresnes
  • 29 août Exécution au Mont Valérien

Une vie d’officier et de résistant

Une vie de résistant cela ne se programme pas. C’est une question de circonstances, une rencontre entre un homme et son destin. Jean Moulin aurait pu être un ordinaire haut fonctionnaire de la République, Daniel Cordier serait resté dans le cocon familial, et Honoré d’Estienne d’Orves serait monté en grade, destiné à poursuivre sa carrière. Mais la guerre, la défaite, l’occupation, en ont décidé autrement. Les héros naissent comme tout le monde, ils meurent souvent tragiquement, entre les deux ils choisissent la voie du refus, la moins facile.

Honoré D’Estienne d’Orves est né le 5 juin 1901 à Verrières-le-Buisson (Essonne). Sa famille est naturellement royaliste et l’on arbore le drapeau blanc dans la maison. Un de ses ancêtres fut général à la tête des blancs de Vendée, combattant cette République pour laquelle il mourra. Le jeune homme est brillant, il intègre l’École Polytechnique en 1921. Puis c’est l’École Navale, il en sort breveté, une brillante carrière d’officier de marine s’ouvre à lui. Qu’un aristocrate intègre la Royale, voilà qui est somme toute assez classique, l’arme attire la caste des « officiers-tradi ». Il sert sur la Jeanne d’Arc, puis en 1929, il se marie avec Éliane. (1)

Services de renseignement

Le déclenchement de la guerre le trouve en Méditerranée et il bout car les combats sont loin. Bloqué dans le port d’Alexandrie par les Britanniques après l’armistice, il refuse la défaite. Honoré rejoint la côte somalienne où le général Gentilhomme veut combattre. Mais les manœuvres politiques éliminent le général et la colonie de Djibouti se rallie à Vichy.

Qu’importe, direction Londres où la lutte continue incarnée par un certain de Gaulle. Il y arrive en septembre 1941 avec 6 autres officiers et une cinquantaine de marins. Ils ont navigué le long de l’Afrique, évité les pièges du cap de Bonne Espérance pour amener leur navire aux maigres forces françaises libres. Sous le pseudonyme de Châteauvieux, il rejoint la France libre et s’engage dans les balbutiants services de renseignement du Deuxième Bureau.

Le 21 décembre 1940, il s’embarque sur « la Marie-Louise » un chalutier qui doit le faire débarquer clandestinement en France. D’Estienne d’Orves doit y installer un poste émetteur clandestin. Le chef du Deuxième Bureau, André Dewavrin dit « Passy », s’oppose à son départ : « Châteauvieux est trop confiant pour être un bon espion. » Mais D’Estienne d’Orves estime qu’un chef doit être auprès de ses hommes et il rejoint le réseau Nemrod qu’il a monté.

L’opérateur radio est un traître

Il ignore qu’Alfred Gaessler alias « Georges Marty », l’opérateur radio qui l’accompagne sur « La Marie-Louise » est un traître. Cet Alsacien, fils d’un cheminot pro-nazi, est en réalité un agent double au service de l’Abwehr, les redoutables services de renseignements Allemands. Le 21 décembre 1941, Honoré foule de nouveau la terre de France. Il effectue un rapide voyage à Paris, puis revient à Nantes. Le 23 décembre, Jacques Bonsergent a été exécuté, il est le premier fusillé de France.

Le traître agit le 22 janvier 1941. La veille, Gaessler est allé prévenir ses maîtres. D’Estienne d’Orves et 23 membres du réseau Nemrod sont arrêtés. « Georges Marty » va continuer à intoxiquer les Anglais, provoquant l’arraisonnement de la « Marie-Louise » et la capture de son équipage. L’agent double n’a jamais été arrêté, il a disparu dans la défaite allemande en 1945.

Honoré d’Estienne d’Orves est transféré à Berlin, il y sera torturé. Le 13 mai 1941 devant la cour martiale du Gross Paris, 23 rue SaintDominique, s’ouvre le procès du réseau Nemrod. Le président du tribunal, le conseiller Keyzer, demande à l’officier :

– Connaissiez-vous les risques que vous courriez en acceptant cette mission ?

– Vous savez bien que la mort est un des aléas du métier d’officier

Le 26 mai 1941, Honoré d’Estienne d’Orves et huit de ses compagnons sont condamnés à mort.

1 Éliane de Lorgeril avec qui il aura cinq enfants Marguerite, Monique, Rose, Marc et Philippe

 

28 AOUT 1941 VEILLE DE L’EXECUTION

« Je vais dormir un peu, demain matin nous aurons la messe »

40 ans ce n’est pas un âge pour mourir, c’est celui de la maturité, des enfants qui ont grandi, de la douce glissade sur la pente du second acte de sa vie. Le 29 aout 1941 à 4 h 30, la prison de Fresnes s’éveille. Un autocar stationne dans la cour, des camions militaires allemands attendent. Depuis la veille au soir Honoré d’Estienne d’Orves, Maurice Barlier et Yann Doornick, membres du réseau Nemrod, savent que c’est pour aujourd’hui. Six de leurs camarades ont été graciés, pas eux.

Exécution au Mont-Valérien de membres du réseau de Missak Manoukian,le 21 février 1944. Au premier plan, l’Abbé Franz Stock, de dos.

Hitler a tranché

C’est l’Abbé Stock qui leur a appris la terrible nouvelle. Le patron du Gross Paris, le Général Von Stupnagel veut faire un exemple, exécuter cent otages en représailles au meurtre de l’aspirant Alfons Moser abattu le 21 août par le communiste Pierre Georges (1) sur le quai de la station de métro Barbès. L’Allemagne est entrée en guerre contre l’URSS et l’heure n’est plus à la clémence.

L’affaire est pourtant allée jusqu’à Berlin et c’est Hitler en personne qui a tranché. Les agents provenant directement d’Angleterre seront exécutés, les autres sont graciés. D’Estienne d’Orves et ses deux camarades avaient débarqué depuis la terra Inglaterra.

Les trois hommes ont passé leur veillée ensemble, ils ont même plaisanté. Il a écrit une dernière lettre à sa sœur « je vais dormir un peu, demain matin nous aurons la messe ». À 4h30 l’abbé Stock célèbre l’office. Les trois hommes communient, récitent la prière des agonisants. Le soleil de cette fin d’été se lève lorsqu’ils quittent la cellule de Doornick où la messe a été dite. Ils demandent à voir leurs anciens camarades, ceux qui ne mourront pas tout à l’heure. Les adieux sont brefs.

Les camions démarrent, l’autocar qui doit les emmener à la mort lance son moteur. Ils montent à bord, accompagnés par le peloton d’exécution, l’Abbé Stock et le conseiller Keyzer qui avait condamné les trois hommes avant de demander leur grâce. Les cercueils sont déjà à bord et c’est assis dessus qu’ils vont faire le trajet. Il y a une heure de route entre la prison de Fresnes et le Mont-Valérien. D’Estienne d’Orves demande si on peut chanter, et sous le regard de leurs bourreaux, les trois morts en sursis chantent. Chacun ouvre son missel et récite encore une prière.

Salve mortelle au garde à vous

Puis c’est l’arrivée, la montée jusqu’au fort du Mont-Valérien. Les hommes sont emmenés devant la muraille, l’abbé leur donne l’absolution, ils refusent d’avoir les mains liées et le bandeau sur les yeux. Honoré s’approche du conseiller Keyzer et dit à l’homme qui l’a condamné : « Monsieur, vous êtes officier allemand. Je suis officier français. Nous avons fait tous les deux notre devoir. Permettez-moi de vous embrasser ».

Les ordres claquent, les trois hommes reçoivent la salve mortelle au garde à vous.

Je vais retrouver Papa et Maman, c’est un grand bonheur. 
Dernière lettre d’Honoré d’Estienne d’Orves à sa sœur.

1 Futur colonel Fabien

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