Grippe espagnole: l’épidémie cachée

juillet 2020

La pandémie qui fit des ravages en 1918 puis 1919 a laissé ses traces à Suresnes où l’on estime que 60% des inhumés du cimetière américain en ont été victimes. Mais dans sa première phase elle fut éclipsée par la guerre et la censure…

Texte : Matthieu Frachon. Photos : Images fournies gracieusement par l’ABMC

La guerre de 14-18 a bouleversé la France. Elle a créé une nation de veuves et d’anciens combattants, de femmes en noir et de jeunes déjà vieux. Dans sa dernière année, ce ne furent pas les armes qui se révélèrent les plus mortelles, mais un virus.

Au cimetière américain de Suresnes, la grippe espagnole côtoie les traces du conflit mondial. Et pourtant la presse de l’époque observait un silence de plomb. Cette pandémie causa en moins d’un an 2,3 millions de morts en Europe ! Pour mémoire, les tués militaires et civils en France se chiffrent à 1,7 million pour l’ensemble du conflit.

En avril 1918, les premiers cas de grippe se déclarent. Ils affectent au premier chef les troupes venues d’Indochine et les premières unités américaines qui ont débarqué. Mais l’heure est grave, les Allemands ont lancé une grande offensive, les « Ferngeschütz » (que la mémoire française a assimilé à la célèbre pièce d’artillerie « La grosse Bertha ») lâchent leurs obus monstrueux sur Paris et la capitale subit les attaques des « Gothas » (bombardiers).

Le campement de Fontainebleau touché

La grippe passe au second plan, même si les premiers cas atteignent la région parisienne via le campement des Sammies (surnom des soldats américains) à Fontainebleau. Au mois de mai, cette grippe reçoit son nom de baptême, elle grandira car elle est « espagnole ». À Madrid 30% de la population est touchée, le roi Alphonse XIII est alité, les cafés et les salles de concerts sont fermés, les rues sont vides. Pourtant la vérité est ailleurs (voir ci-dessous).

Le cimetière américain de Suresnes le 25 février 1919 et le 30 mai (en haut)

En France la région parisienne est touchée de plus en plus durement. Les porteurs du virus sont les soldats américains qui transitent par les camps. Mais, affirme la presse entre deux communiqués martiaux, « Nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés » (Le Matin 6 juillet 1918).

La pandémie devient mondiale, mais elle est bien peu présente dans une presse française obnubilée par la guerre. À Suresnes, la grippe espagnole laisse des traces encore visibles aujourd’hui. C’est au sein du plus emblématique lieu de mémoire franco-américain qu’il convient de se rendre : le cimetière américain. Créé en 1917, il est le seul lieu de sépulture « loin des lignes » du premier conflit mondial. Sur les tombes des 1541 victimes de cette guerre*, certaines dates surprennent. Elles sont postérieures à la fin des combats.

L’ABMC (American Battle Monuments Commission), qui gère le cimetière depuis 1923, effectue des études sur les causes des décès. En l’état actuel de leurs estimations, 60% des inhumés de Suresnes sont des victimes de cette terrible grippe espagnole. Au total, 20 000 militaires américains sont tombés sous l’action de cette pandémie, aussi mortelle que les balles allemandes.

Aux États-Unis, des autorités partagées

Pour ceux qui reposent à Suresnes, la guerre s’est achevée tragiquement dans un hôpital de la région parisienne, l’Hôpital américain le plus souvent. Comme leurs camarades tombés au front, ils eurent droit aux honneurs militaires lors de leurs funérailles dans ce petit coin d’Amérique en France.

Aux États-Unis, les autorités sont partagées entre la nécessité d’envoyer le corps expéditionnaire en Europe et les obligations d’une quarantaine pour ceux qui ont été infectés. À Paris, l’Hôpital américain et le Val-de-Grâce sont en pointe dans les tentatives pour juguler cette grippe mortelle, qui va disparaître aussi brutalement qu’elle est apparue.

La grippe espagnole fut aussi l’objet de tentatives commerciales plus ou moins honnêtes. Dès le mois de mai 1918, des officines proposent toutes sortes de remèdes. Le gouvernement se contente de recommander « d’éviter les rassemblements et les attroupements », tandis qu’un certain Monsieur Grenier propose par voie de publicité « un traitement souverain contre la « grippe de guerre » : il suffit de lui adresser 25 francs à une boite postale à Suresnes afin de recevoir un remède « qui fera rougir de honte le médecin » (annonce parue dans le Matin en mars 1919).

Le 13 novembre 1918, le Journal titre « les Boches sont en déroute et la grippe aussi ». Mais elle aura un rebond meurtrier en février 1919. À Suresnes, sous la terre, gisent aussi ses victimes, tombées bien loin de leur Amérique.

*24 autres personnes ont été inhumées, 24 soldats inconnus tombés lors de la Seconde Guerre mondiale.
Le cimetière américain de Suresnes est le seul qui rassemble les corps des victimes des deux conflits. Merci à l’ABMC (American Battle Monuments Commission) en France qui a fourni de précieuses informations.

ICI GÎT « HELLO GIRL »

Inhumée à Suresnes, Inez Ann Murphy Crittenden, volontaire de l’Us Army Signal Corps succomba à la grippe le jour de la Victoire…

Parmi les croix blanches du Cimetière américain de Suresnes on trouve le nom d’Inez Ann Murphy Crittenden (1867-1918). Fille d’un ménage franco-américain, parfaitement bilingue, elle travaille à San Francisco comme assistante dans une usine d’emballage. En décembre 1917, elle se porte volontaire au
sein de l’Us Army Signal Corps, le corps des transmissions de l’armée américaine.

Elle réussit le test et rejoint la 2e unité téléphonique en tant qu’opératrice en chef. Ces opératrices sont surnommées les « Hello Girls ». Après sa formation, Inez part pour l’Europe en avril 1918 à bord du Carmania, un paquebot reconverti en transport de troupes.

Basée à Paris, elle a pour mission d’installer un central téléphonique destiné à soutenir les opérations de l’American Expeditionary Force (AEF). Selon son dossier elle est bien notée, elle « exige de normes élevées » dans son travail. Ce qui la fait remarquer de l’Ambassade américaine qui demande son détachement à la commission de l’information.

Hélas, la grippe espagnole frappe et elle meurt le jour même de la victoire, le 11 novembre 1918. Ayant rang de Cadet de West Point (école des officiers), Inez reçoit les honneurs militaires et est inhumée au Cimetière américain de Suresnes.

LA GRIPPE ESPAGNOLE NE L’ÉTAIT PAS

La controverse médicale sur l’origine de cette grippe perdure. Venue des États-Unis où les travailleurs chinois l’auraient répandue ?  Ou directement arrivée en Europe par la voie des soldats indochinois ? Sa souche est asiatique et aviaire, c’est la seule certitude. Mais, on écrivait à l’époque qu’elle avait été délibérément propagée par les Allemands via des boîtes de conserves intoxiquées, ou que les premiers cas s’étaient déclarés parmi les prisonniers du pénitencier de Sing-Sing aux États-Unis…

Une chose est certaine, elle n’est pas espagnole ! Elle a été baptisée ainsi parce que l’Espagne fut le pays neutre le plus touché en Europe et que la presse française relaya abondamment la crise sanitaire de ses voisins.

 

Réalisé avec le concours de la Société d’Histoire de Suresnes

Partagez l'article :