Aujourd’hui l’Île de France n’est plus une région viticole. Le folklorique vin de Montmartre n’offre qu’un intérêt festif et à Argenteuil, autre haut lieu de la vigne, les pavillons ont remplacé les ceps. Mais depuis quelques années, les initiatives pour faire revivre la vigne se multiplient.
C’est au monde gallo-romain que l’on doit l’extension de la vigne. Les légionnaires romains avaient déjà planté des ceps dans la « Provinciae » (notre Provence) avant d’essaimer de culture vinicole la région de Lutèce au IIIe siècle. À Suresnes, la tradition vinicole s’étend à partir du XIIe siècle grâce aux moines de l’abbaye de Saint-Germain des Prés. Les frères sont installés au mont Valérien, lieu béni pour la culture : des pentes, un ensoleillement constant et une bonne terre. Il n’est pas de bon vin sans un nom de domaine. Les grandes cuvées suresnoises se nommaient à partir du XVe siècle « le clos des seigneurs » et « les trois arpents. »
C’est d’abord le vin blanc qui prédomine, le chardonnay bourguignon et le meslier, deux cépages robustes capables de résister aux rudes hivers franciliens. Quelques arpents de pinot noir sont dédiés au rouge, moins prisé jusqu’au XVIIIe siècle.
Le vin était considéré également comme un médicament et un certain Nicolas de Haqueville, professeur à l’Hôtel-Dieu au XVe siècle, fit planter des vignes à Suresnes pour fournir l’hôpital. Il estimait les vins de
Suresnes supérieurs aux vins de Champagne. Il avait interdit ces derniers de présence dans la pharmacopée de l’Hôtel-Dieu car « plusieurs des malades en ayant absorbés sont allés de vie à trépas. »
En 1695 une comédie en vers intitulée « Les vendanges de Suresnes » fut représentée au Théâtre Français
Le vin de Suresnes est en vogue auprès des rois de France : François 1er et Henri IV le goutèrent et l’apprécièrent. Mais c’est le roi Soleil, Louis XIV, qui, d’après les chroniqueurs, en était le plus fervent amateur.
Au grand siècle, les écrivains ont célébré le breuvage royal, le poète Guillaume Colletet affirmait : « Par le pied du vieux Silène Bref, par tous les appas de ce vin de Suresnes ». En 1695 une comédie en vers de Dancourt fut représentée au Théâtre Français, elle s’intitulait « Les vendanges de Suresnes ». Des bains de vendange sont proposés contre les rhumatismes et on raconte que l’impératrice Joséphine de Beauharnais se baigne dans une cuve pleine de raisins de Suresnes en fermentation pour conserver la santé.
Mais le XVIIIe siècle sonna le glas de la qualité du vin suresnois. Le terrible hiver 1709 obligea les vignerons à replanter la vigne. Le vin blanc était passé de mode, le rouge avait la cote, alors on planta du Gamay, cépage résistant. Le Gamay peut donner le pire comme le meilleur des vins, un grand cru du Beaujolais, comme un breuvage ignoble. Le vignoble s’agrandit : en moins de cent ans on passe de 80 à 178 hectares à la veille de la Révolution.
Au début du XIXe siècle le vin de Suresnes est abondant, les rendements explosent, on fait « pisser la vigne ». Il est mauvais ! On le surnomme même « chasse-cousin » et on ne trouve guère au XIXe siècle que Victor Hugo pour en chanter le goût. Mais la vérité historique nous oblige à dire que le grand poète aimait la nourriture grasse et abondante et n’avait guère le palais délicat.
Certes la révolution industrielle, l’avènement des guinguettes, l’afflux des ouvriers qui viennent au bord de
l’eau, redonnent un peu d’élan au vin de Suresnes qui peut paraître à son apogée… mais cette ruée sonne déjà sa fin.
L’ouvrier ayant « palpé sa quinzaine* » allait boire le « p’tit bleu » de Suresnes et :
J’avais mon pompom
En revenant de Suresnes Tout le long d’la Seine
J’sentais qu’j’étais rond**
L’expansion urbaine, l’industrialisation, la terrible épidémie de phylloxera, font reculer le vignoble francilien. À la fin du XVIIIe, il était vaste et comptait 42 000 hectares, soit plus que la Bourgogne ou la Champagne actuelle. Songez qu’au temps des canotiers et des danseurs, il y avait 55 marchands de vin-traiteurs à Suresnes. On buvait sec pour arroser la friture. Et puis, tout s’éroda : le chemin de fer et les voies navigables mettaient les bouteilles de Bordeaux et de Bourgogne à portée des gosiers parisiens, la fumée des usines remplaça l’odeur du moût de vin dans les rues, les pentes du mont Valérien se vidèrent de leur vignoble. En 1913, le total de la récolte n’était plus que de 33 hectolitres contre 6 220 hectolitres de vin en 1860. Quelques vieux arpents de terre subsistèrent encore dans les années 1920.
Meilleur vin blanc d’Île-de-France
Certains ne lâchent pas l’affaire. En 1926, Henri Sellier maire emblématique, rachète et aménage une ancienne carrière au lieu-dit « Le Pas Saint Maurice », et la plante pour perpétuer la tradition. Mais la guerre interrompt ce projet. Qui sera repris en 1965 par l’adjoint au maire et fils de maitre de chais bordelais, Étienne Lafourcade. La vigne est replantée, mais il reste encore du chemin.
En 1983, c’est Jean-Louis Testud, adjoint au maire Christian Dupuy, qui reçoit la mission de relancer le vin de Suresnes considéré comme une part vivante de l’histoire de la ville dont il orne le blason. La qualité est visée, la vigne est restructurée, agrandie d’un tiers, plantée à 85 % de Chardonnay et 15 % de Sauvignon et cultivée dans les règles de l’art.
Aujourd’hui, alors que plusieurs passionnés relancent la vigne en Île-de-France, le Chardonnay « Clos du Pas Saint Maurice » est selon le critique Périco Légasse « friand et délicat », distingué il y a un an par un jury du Parisien et de la Revue du vin de France « meilleur vin blanc d’Île-de-France ». Avec un hectare, Suresnes représente le plus grand vignoble de la région et vise l’appellation IGP (Indication géographique protégée). À boire avec modération…
Fermez le ban… des vendanges bien sûr.
* Paroles extraites de la chanson de Bourges en 1880
** ibid