Le Village anglais, une touche d’Albion à Suresnes

décembre 2021

L’histoire de ce quartier atypique et emblématique de Suresnes ramène à l’essor de l’urbanisme social, aux déchirements de l’affaire Dreyfus et à la naissance de l’Entente cordiale. Le « Village anglais », ainsi nommé par la vox populi, est un marqueur de l’engouement du début du 20e siècle pour le style anglo-normand.

Texte : Matthieu Frachon.

Images : MUS / Archives municipales

Les Anglais ont apporté quelques éléments incontournables à l’humanité : le rugby, le costume en tweed et un certain art de vivre dans leurs villages. Ce style british se retrouve de façon assez étonnante à Suresnes, dans un quartier qui a été vite baptisé le « village anglais ». Voici son histoire.

En 1893, l’usine de teinturerie Meunier connaît à Suresnes un épisode de luttes ouvrières qui lui est fatal. La concurrence de Roubaix plante un dernier clou sur le cercueil d’une industrie bien mal en point. C’est la fin, la cheminée de l’usine cesse de fumer. A la fin du siècle les frères Schwob rachètent les terrains à la famille Meunier-Pouthot. Ces promoteurs cèdent le terrain à la commune pour aménager des rues nouvelles.

La Ville accepte en demandant que ces rues soient consacrées à la construction de maisons d’habitation : la place manque pour les nouveaux habitants d’un Suresnes en pleine expansion. Le maire de l’époque, Victor Diederich, baptise les trois voies nouvelles rue Frédéric Passy, rue Denis Diderot et rue du colonel Marie-Georges Picquart.Mais la guerre s’avance et les habitations attendront.

Deux noms posent problème

Le projet est relancé au lendemain du premier conflit mondial. Henri Sellier est élu maire de la ville et il entend bien faire de l’urbanisme et de l’habitat son cheval de bataille. Il va commencer par revoir le patronyme des artères cédées par les Schwob. Car deux noms posent un problème à l’élu.

Le premier, Frédéric Passy, renvoie au premier Prix Nobel de la paix honoré en 1901 avec le Suisse Henri Dunant, fondateur de la Croix-Rouge. A priori inattaquable, la figure de l’économiste défenseur des lois féministes et sociales renvoie aussi à l’affaire Dreyfus dont il fut l’un des premiers défenseurs.

La rue du Colonel Picquart soulève le même émoi : le militaire n’est autre que celui qui apporta la preuve de l’innocence du capitaine Dreyfus et se retrouva emprisonné au Mont Valérien pour avoir voulu faire éclater la vérité. Or, même 25 ans après les faits, l’affaire Dreyfus n’a pas fini de susciter les passions. Peu désireux de rallumer une querelle pour deux rues, le Conseil municipal rebaptise le 26 juillet 1920 les artères, avenue de la Belle Gabrielle et rue des Conférences de Suresnes.

Le charme des maisons de ville britanniques

Il ne reste plus qu’à bâtir ce fameux lotissement. Mais les frères Schwob commencent par obtenir l’autorisation de construire un cinéma rue Diderot, qu’ils nomment le Capitole. Ce n’est qu’ensuite, en 1923, que vont être érigées les habitations particulières.

Particulières, elles le sont encore ! C’est un véritable hymne au style anglo-normand qui s’élève dans ces artères. Les maisons de briques sont mitoyennes, elles se ressemblent tout en se différenciant par quelques détails. Elles possèdent ce charme indéniable des maisons de villes britanniques, l’impression d’être de l’autre côté de la Manche est saisissante. La brique rouge est bien présente, le toit pointu s’avance sur la rue, le bois des volets est blanc et un petit jardin complète parfois l’ensemble.

On y distingue trois types de pavillons, de tailles différentes, parfois agrémentés d’un jardin en bordure de rue. Les habitations sont construites en brique, pierre meulière et mœllon et couvertes de tuiles. Certaines ont des poutres apparentes proches des maisons à colombages. L’ensemble présente une grande unité, tant dans les façades que dans la disposition à deux étages avec un toit à deux pentes.

Pourquoi cette anglomanie au cœur de l’Ile-de-France ? Peut-être faut-il en trouver la raison dans la ferveur pour le style anglais qui prend naissance en France en 1903 après la visite du roi Edward VII et la signature de l’Entente cordiale en 1904. Il faut également se souvenir que les HBM (Habitations bon marché, ancêtres des HLM) sont le grand dessein d’Henri Sellier qui les a dirigées.

Or, les architectes de ces HBM ont recours à la brique rouge pour leurs immeubles, ils sont très influencés par l’aspect à la fois campagnard et urbain des réalisations britanniques. Il existe en la matière une véritable école anglaise qui a marqué les concepteurs dès le début du 20e siècle.

Quoi qu’il en soit, le Village anglais a été ainsi nommé, ou plutôt surnommé, par la vox populi qui sut rendre à l’Angleterre ce style si particulier qui s’élève au bas de Suresnes. Dans aucun document officiel cet ensemble étonnant n’est ainsi baptisé. Ce qui ajoute au mystère et au charme de ces demeures parfaitement alignées. Il ne manque plus que le fumet d’une tasse d’Earl Grey à 17 h…

N’est-il pas?

La Belle Gabrielle fut d’abord une guinguette

A proximité du Village anglais , « La Belle Gabrielle » (référence à Gabrielle d’Estrées, favorite d’Henri IV) était une des guinguettes emblématiques de Suresnes où l’on aimait venir danser et boire le dimanche. Elle a donné son nom à une des artères du village. L’établissement est caractéristique de l’âge d’or des guinguettes de la fin du 19e et du début du 20e siècle, dont Suresnes fut une place forte. Tout comme celui du « Père Lapin » ou du « Rendez-vous des Canotiers », le succès de « La Belle Gabrielle », créée en 1861, reposait sur une triple association.

D’abord le vin : à Suresnes c’était le « petit bleu », un blanc des coteaux bon marché, vendu avec « droit de bouchon » par les vignerons. Ensuite des loisirs variés: baignade, canotage, balançoires, pêche, danse… mais aussi balançoires, tyroliennes, grottes reconstituées : les établissements rivalisaient de nouveautés à proposer à leur clientèle. Enfin, une nourriture simple et roborative : matelote d’anguilles, gibelotte de lapin au vin rouge ou petit salé aux choux. La Belle Gabrielle et la plupart de ces lieux d’amusement furent remplacés au fil du 20e siècle par des usines et des habitations

 

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ERRATUM

Une erreur de transcription s’est glissée dans un article du hors-série « Les 17 destins de la France combattante » (page 8). La Bataille de France  en mai et juin 1940 a fait 100 000 morts et non un million comme indiqué par erreur.

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